7
Les vaines Aventures
Il y avait déjà longtemps que Bohort de Gaunes avait quitté la cour d’Arthur. Il s’était toujours demandé si sa place n’était pas ailleurs, bien qu’il eût été admis parmi les compagnons de la Table Ronde. Il souffrait en effet d’un sentiment d’infériorité par rapport à son frère aîné Lionel et surtout à l’égard de son cousin Lancelot. Il les aimait pourtant l’un et l’autre et se serait fait tuer pour les sauver de n’importe quel danger. Tous trois avaient été élevés par la Dame du Lac, et rien n’aurait pu les désunir. Mais Bohort savait que son rôle, à lui, était d’être solitaire, et qu’il devait errer par le monde pour être digne de ses ancêtres et particulièrement de son père, le roi Bohort, qui avait si bien défendu son royaume contre les entreprises pernicieuses de Claudas de la Terre Déserte. Bohort se souvenait du temps de son enfance, du temps où son frère Lionel et lui avaient été les prisonniers de l’ignoble Claudas et où ils avaient souffert d’être orphelins et privés d’affection. Il se souvenait aussi de leur délivrance, quand Saraïde les avait amenés dans le palais merveilleux de la Dame du Lac. Bohort pensait que, pour être digne de ses ancêtres et de la confiance que la Dame du Lac avait placée en lui, il lui fallait accomplir des actions que nul autre n’eût pu accomplir.
Il errait depuis des semaines, dans la seule compagnie de son écuyer. Il avait réussi à délivrer une jeune fille prisonnière d’un père abusif. Il avait défendu un bon nombre de chevaliers en grand danger d’être vaincus. Il avait déjoué les enchantements qu’un magicien cruel avait suscités devant lui. Il avait brillé dans de nombreux tournois, provoquant l’admiration de tous pour son courage et son habileté. Mais, chaque fois qu’il avait été reçu dans une cour ou en quelque forteresse isolée, il avait entendu vanter les prouesses de son frère et de Lancelot du Lac. Lancelot était-il le meilleur chevalier du monde ? Sans aucun doute, et Bohort en était persuadé, mais il ne pouvait se défendre d’une certaine amertume.
Un jour, Bohort et son écuyer chevauchaient, traversant des forêts et des vallées, et ils parvinrent dans une grande prairie devant le château de la Marche, où le roi Brangore d’Estrangore donnait un tournoi pour célébrer l’anniversaire de son couronnement. Il y avait là une centaine de chevaliers qui joutaient et, dans l’assistance, un grand nombre de dames et de jeunes filles de tout le pays.
Il faisait aussi chaud qu’au début de l’été, au moment de la Saint-Jean. Bohort avait enlevé son heaume et l’avait confié à son écuyer. Or, Bohort, malgré sa valeur et sa bravoure, n’était encore qu’un tout jeune homme, et sa beauté rayonnait comme le soleil dans les brumes du matin. Il descendit de son cheval afin de remettre de l’ordre dans sa tenue. Puis, il remonta en selle et regarda attentivement les joutes, prenant plaisir à voir l’habileté des uns et critiquant sévèrement la maladresse des autres.
La fille du roi Brangore d’Estrangore se trouvait sur une galerie qui avait été aménagée pour la circonstance, sous la muraille du château, entourée de ses suivantes. Elle prenait grand plaisir à regarder les chevaliers rompre des lances et se mesurer à l’épée. Les unes et les autres faisaient des commentaires, parfois très impertinents, sur ceux dont l’attitude leur déplaisait. Tout à coup, la fille du roi remarqua Bohort, qui se tenait à l’écart, à la limite du champ clos. « Vois donc ce chevalier, dit-elle à l’une de ses suivantes, comme il est beau et a belle allure ! Il se tient aussi droit sur son cheval que s’il y était planté ! Par Notre-Seigneur, sa beauté ne fait aucun doute, et les fées ont dû se pencher sur son berceau pour qu’il ait bénéficié de tant de finesse et de fierté ! S’il a autant de valeur qu’il a de beauté, il mérite qu’on puisse le remarquer. Va donc le trouver et invite-le à participer aux joutes. »
La jeune fille quitta la galerie et se dirigea vers Bohort. « Seigneur chevalier, lui dit-elle, donne-moi ton bouclier. – Et pourquoi donc ? » demanda Bohort, très étonné par cette demande. La jeune fille se mit à rire et répondit : « Parce qu’il me servirait certainement mieux qu’à toi : je l’attacherais à la queue de mon cheval pour l’amour des bons chevaliers qui regardent les tournois sans rien entreprendre qui puisse plaire aux dames qui les regardent ! » Bohort rougit et demeura d’abord interdit. Puis, sans dire un mot, il remit son heaume, baissa la tête, et piquant des éperons, se précipita dans le champ, la lance en avant. En le voyant ainsi approcher, plusieurs chevaliers vinrent à sa rencontre, mais il renversa le premier homme qui s’opposa à lui, fit voler le second à terre par-dessus la croupe de son cheval, brisa sa lance en abattant un troisième, tira son épée et plongea dans la mêlée où il manifesta tant d’adresse qu’au bout d’un moment, aucun adversaire, quelle que fût sa fierté, n’osa plus se mesurer à lui.
La fille du roi Brangore dit aux femmes qui l’entouraient : « Que vous semble de ce chevalier inconnu ? – Il peut bien dire que Dieu lui a donné autant de prouesse que de beauté ! » répondirent-elles. La fille du roi reprit : « Écoutez-moi bien : nous devons élire un chevalier pour qu’il vienne s’asseoir en grand honneur dans la chaire d’or, à la table des douze pairs, au milieu de cette prairie. Auprès de lui doivent prendre place les douze meilleurs chevaliers du tournoi. C’est notre coutume. Choisissons donc ceux à qui nous accorderons cet honneur, car c’est pour cette raison que nous sommes ici. »
Elles furent unanimes à répondre que ce chevalier inconnu était l’incontestable vainqueur de la rencontre. Puis elles se mirent d’accord pour désigner les douze champions qui avaient le mieux combattu après lui. Alors, le roi Brangore arrêta le tournoi et appela Bohort auprès de lui en lui manifestant tant de joie et de sympathie que le jeune homme en eut presque honte. Les jeunes filles l’emmenèrent pour le désarmer et pour lui laver le corps et le visage. Enfin, la fille du roi le revêtit, presque de force tant il s’en défendait, d’une riche robe de soie vermeille fourrée d’hermine.
Pendant ce temps, le roi faisait tendre un pavillon, car la chaleur était grande, et l’on apporta la chaire d’or et la table des douze pairs. Mais quand Bohort fut assis dans cette chaire, il devint tout rouge de confusion, ce qui le rendit encore plus beau à tous ceux qui le regardaient. Les douze chevaliers élus lui servirent le premier mets à genoux, puis ils se mirent tous à table. Le second mets lui fut présenté par les dames, le troisième par le roi et ses barons, et tous les autres qui suivirent par les jeunes filles. Mais ce fut la fille du roi qui apporta le dernier, qui était fait des épices les plus fines et les plus rares. Ensuite, les musiciens se mirent à jouer, tandis que les rondes commençaient dans la prairie. Les dames et les jeunes filles, qui étaient plus d’une centaine, allèrent y danser en chantant.
Toutes étaient avenantes et richement habillées, mais ceux qui regardaient la fille du roi Brangore pensaient que jamais plus belle créature n’était née depuis la Vierge Marie. Et non seulement elle était une fleur de beauté, mais elle avait reçu une éducation des plus soignées : elle s’entendait merveilleusement à broder des draps de soie et d’or, elle savait lire, écrire, connaissait le latin, savait jouer de la harpe, chanter les chansons de tous les pays ainsi que les lais bretons. Sa science et son élégance étaient telles que plus d’un chevalier aurait bien voulu la prendre pour épouse.
« Seigneur, dit le roi à Bohort, ta valeur t’a fait élire comme le meilleur chevalier de ce tournoi. Non seulement tu as obtenu l’honneur de siéger dans cette chaire, mais tu as également gagné le droit de pouvoir prendre la plus belle et la plus charmante de ces jeunes filles de ton choix, avec tout ce que cela comporte d’honneurs et de richesses. Et il te faut, en plus, donner à ces douze champions les douze jeunes filles que tu voudras. – Roi, demanda Bohort, s’il arrivait que le chevalier à qui revient cet honneur, et que tu dis le meilleur, ne voulût point prendre femme, qu’en serait-il ? – Par ma foi, il serait libre de faire à sa guise. Néanmoins, il doit s’acquitter de son devoir envers les douze autres. – Et s’il ne marie pas les douze jeunes filles, chacune selon son rang, la honte sera pour lui et le dommage pour celles qui ont eu confiance en lui ? – Tu as fort bien compris ce qu’il en est. Mais rassure-toi, seigneur. Tu peux prendre conseil des plus sages parmi ceux de ma cour. Personne ne t’en tiendra rigueur. Cela dit, choisis toi-même celle qui te semble la plus belle et la plus digne de toi. – Roi, répondit Bohort, j’ai entrepris la tâche de parcourir le monde et d’y acquérir honneur et gloire. Je ne peux me marier avant de l’avoir achevée. – Celle que tu choisiras attendra volontiers que ton entreprise soit terminée. » Bohort paraissait fort ennuyé. « Roi, dit-il enfin, ne crois pas que ce soit par dédain, mais je ne puis prendre femme, et je te prie de ne point t’en chagriner. »
Là-dessus, Bohort demanda à prendre conseil des sages du royaume. Ils se présentèrent à lui et il leur posa de nombreuses questions. Alors, selon leur avis, il attribua une jeune fille à chacun des douze champions, disant pourtant qu’il n’attribuerait à personne celle qui lui avait donné sa robe. Quand la fille du roi vit qu’elle n’avait pas celui qu’elle espérait, elle en fut toute triste. Et bien qu’elle fit semblant de paraître indifférente, toutes les autres jeunes filles s’en aperçurent, si bien qu’elles surnommèrent Bohort le « Beau Timide ». Elles se disaient entre elles que c’était pitié qu’il n’eût point voulu pour lui la plus belle créature. « Maudite soit l’heure où naquit, si beau et si preux, un homme aussi timoré ! »
Cependant, la fille du roi s’approcha de la table des douze champions. « Seigneurs, dit-elle, je vous ai servi le dernier mets. Quelle récompense dois-je en attendre de vous tous ? – Jeune fille, répondit le premier chevalier qui avait pour nom Callas le Petit, pour toi je ferai tant que, pendant un an, je jouterai, ma jambe droite posée sur le cou de mon cheval, et je t’enverrai les armes de tous ceux que j’aurai ainsi conquis. – Moi, dit Talibur aux Dures Mains, je ferai tendre mon pavillon à l’orée de la première forêt que je verrai, et j’y demeurerai jusqu’à ce que j’aie renversé dix chevaliers dont je t’enverrai les chevaux. » Le troisième, qui se nommait Alfasar, fit le serment de ne point entrer dans une forteresse avant d’avoir vaincu dix champions. Sarduc le Blanc dit qu’il ne dormirait jamais auprès d’une femme avant d’avoir vaincu quatre chevaliers ou de l’avoir été lui-même. Le cinquième promit que, durant un an, il combattrait tous les chevaliers qu’ils rencontrerait conduisant des jeunes filles, et que, s’il les vainquait, il enverrait leurs amies servir la fille du roi. Il avait nom Mélior de l’Épine et il était le fils d’un grand roi du Nord.
« Quant à moi, dit Angloire, qu’on avait surnommé le Félon, je trancherai la tête à tous ceux que je combattrai cette année et, si je ne suis pas tué, je te ferai parvenir leur tête ! – Par Dieu tout-puissant ! s’écria la fille du roi, voilà une chose qui ne me plaît guère. Je te dispense de ton serment ! » Ce fut au tour de Patride au Cercle d’Or : « Je prendrai de force un baiser de toutes les jeunes filles que je rencontrerai et qui seront en compagnie d’un chevalier, et tant pis si je me fais battre. – Voilà également un engagement qui ne me convient guère, dit la fille du roi. Tu ne respectes guère les femmes, à ce que je vois, et je te dispense de l’accomplir. » Meldon l’Enjoué parla ensuite : « Je chevaucherai durant un mois, en chemise, le heaume, en tête, le bouclier pendu à mon cou, la lance au poing, l’épée au côté et, en tel appareil, je jouterai contre tous ceux qui me provoqueront. – Et moi, promit Garaingant le Fort, j’irai au Gué du Bois, je m’y installerai, et nul chevalier ne pourra abreuver son cheval s’il ne me combat auparavant. Et je t’enverrai les boucliers de tous ceux que je vaincrai. »
La fille du roi s’adressa aux autres. Malguin le Gallois jura qu’il ne cesserait d’errer jusqu’à ce qu’il eût découvert la plus belle fille du monde, qu’il s’emparerait d’elle, où qu’elle fût, et qu’il l’enverrait servir la fille du roi Brangore. Mais Agricol le Beau Parleur s'exprima plus courtoisement : « Je n'aurai d'autre robe que la chemise de ma dame et je porterai son voile autour de ma tête et, sans plus d'armes que ma lance et mon bouclier, j'abattrai dix chevaliers, à moins que je ne sois blessé ! » Le dernier des champions était connu sous le nom du Laid Hardi, mais personne ne savait en réalité qui il était. «Pendant un an, dit-il, je chevaucherai sans frein ni bride, et ma monture ira entièrement à sa guise. Et je combattrai à outrance ceux que je rencontrerai afin de t'envoyer les ceintures des vaincus. – Seigneurs, je vous remercie », dit la fille du roi. Puis, se tournant vers Bohort, elle ajouta : « Et toi, quelle récompense me proposes-tu ? — Jeune fille, répondit-il, en quelque lieu que je sois, mais libre de tout serment, tu pourras me prendre pour ton chevalier et je te servirai fidèlement. — Voilà une promesse dont je me souviendrai », dit-elle. Puis elle retourna auprès des dames et des autres jeunes filles, et les danses se prolongèrent jusqu'au soir.
Lorsque la nuit devint profonde et que tout le monde fut couché, la fille du roi Brangore, qui n’arrivait pas à dormir, se leva, passa un manteau sur sa chemise et, dans le plus grand silence, sortit de sa chambre. Elle rôda un long moment dans les couloirs du château, monta jusqu’aux étages supérieurs et frappa discrètement à une porte. Une voix lui répondit d’entrer. Elle poussa la porte, entra et fit en sorte d’allumer la chandelle. Sur le lit, se reposait une vieille femme, à l’air tendre et doux. Elle sourit à la fille du roi. « Que veux-tu, mon enfant ? Tu devrais être en train de dormir à l’heure qu’il est ! – Ma bonne nourrice, dit la fille du roi, il ne me reste plus qu’à mourir ! » Et elle se mit à pleurer. La vieille femme se souleva et la prit dans ses bras comme si elle allait la bercer.
« Mourir ! s’écria la vieille. À Dieu ne plaise que tu meures tant que je serai en vie ! Je t’ai nourrie de mon lait et tu sais bien que je te considère comme ma propre fille ! Dis-moi ce qui te tourmente ainsi et je te promets d’y apporter remède, selon ce que je pourrai faire. – Hélas ! ma bonne nourrice, il n’est point de remède à ce mal que j’endure ! Ce mal, j’en souffre horriblement, et pourtant il me plaît : c’est qu’il vient de moi, et de moi seule, de ma propre volonté. Je n’ose te dire ce qu’il en est. – Mon enfant, tu m’as toujours trouvée dévouée à satisfaire tes désirs. Parle-moi franchement : si c’est une peine d’amour, je suis capable de t’aider plus qu’une autre femme. – Oui, dit la fille du roi, il s’agit bien de cela. J’aime d’amour et crois bien que jamais fille des hommes n’aima d’amour aussi fort que moi. Je le prouverai bientôt, car si celui que j’aime me repousse encore, je jure de me tuer de mes mains. Celui que j’aime, c’est le plus beau chevalier du monde, le plus preux et le plus digne d’estime. C’est celui qui a remporté aujourd’hui le prix du tournoi. Il est mon corps et mon cœur, ma joie et ma douleur, ma richesse et ma pauvreté, ma vie et ma mort. Si j’étais sur une tour haute de cent toises, je sauterais vers lui, s’il se trouvait en bas, car je sais bien que l’amour me protégerait et que je n’aurais aucun mal. Mais il ne veut pas être au pied de la tour. Prends pitié de moi, bonne nourrice, ou il ne me reste plus qu’à périr ! »
La vieille femme se leva et se recouvrit d’un manteau. Elle prit un chandelier et s’accroupit près d’un coffre dont elle souleva le couvercle. Après avoir fouillé, elle en sortit un petit écrin. Elle l’ouvrit et prit un anneau d’or qu’elle montra à la fille du roi. « Mon enfant, dit-elle, va te recoucher. Voici le remède à tes maux. Cet anneau m’a été donné par Morgane, la sœur du roi Arthur, et tu sais qu’elle est experte en charmes et incantations. Aie confiance : je te demande seulement de te recoucher et, si tu ne peux trouver le sommeil, fais au moins semblant de dormir. Quant à ce que tu m’as dit, sois assurée que je n’en parlerai pas. Jamais personne ne tirera une parole de moi à ce sujet. » Quelque peu rassurée, la fille du roi repartit aussi silencieusement qu’elle était venue et alla se recoucher. Et, comme le sommeil ne venait pas, elle fit semblant de dormir.
Quant à la vieille femme, elle se glissa par les couloirs et parvint jusqu’à la chambre où se reposait Bohort. Elle y pénétra sans frapper. Quatre cierges y brûlaient, si bien qu’on y voyait très clair. Bohort, qui ne dormait pas encore, s’était soulevé sur sa couche, sans comprendre ce qui se passait. « Bohort ! lui dit la vieille femme, c’est la fille du roi qui m’envoie vers toi. Elle n’a pas voulu venir elle-même parce qu’il eût été inconvenant pour une jeune fille d’entrer au milieu de la nuit dans la chambre d’un jeune homme. C’est pourquoi elle m’a donné mission de parler à sa place. Sache qu’elle a à se plaindre de toi, et de deux façons. D’abord, parce qu’il était convenu que le vainqueur du tournoi la prendrait pour femme : or, tu ne l’as pas voulu, et, ce faisant, tu lui as causé tort et honte. Ensuite, parce qu’elle est bonne à marier : si tu avais eu la moindre attention pour elle, tu ne l’aurais pas oubliée quand tu as désigné leurs époux aux autres jeunes filles. Aussi m’a-t-elle chargée de te remettre cet anneau. Tu devras le porter en pénitence de ton méfait. »
Comment Bohort ne se serait-il pas senti coupable ? Il prit l’anneau et le passa à son doigt. Aussitôt, son esprit se brouilla. Jusque-là, il avait été chaste et froid, n’ayant aucune inclination envers les femmes. Et, brusquement, l’image de la fille du roi Brangore lui revint en mémoire. Un désir fou d’aller la retrouver et de serrer son beau corps contre lui le saisit. Car telle était la puissance de l’anneau qu’il rendait amoureux celui qui le portait. « Par Dieu tout-puissant, dit Bohort, qu’elle prenne de moi toute vengeance qu’elle voudra ! Il n’est rien que je ne fasse pour qu’elle me pardonne ! – Fort bien, dit la vieille femme, le mieux est que tu ailles toi-même lui demander ta grâce ! » Sans hésiter, Bohort se leva d’un bond, passa un manteau sur sa chemise et sur ses braies, et demanda à la vieille femme de le guider. Elle le conduisit sans tarder près du lit de la fille du roi. Celle-ci, en le voyant, sursauta, se souleva et l’accueillit avec un grand sourire. Alors, la nourrice s’en alla et ferma soigneusement la porte derrière elle. Ainsi, furent unis un fils et une fille de roi, cette nuit-là, à cause du sortilège contenu dans l’anneau de Morgane.
Au même moment, en plein cœur de la forêt de Brocéliande, la Dame du Lac se réveilla en sursaut dans la tour d’air invisible en laquelle elle rejoignait Merlin presque toutes les nuits. Au mouvement brusque qu’elle fit, Merlin, qui dormait d’un profond sommeil, s’éveilla lui aussi. « Qu’as-tu donc, Viviane ? demanda-t-il. – Merlin ! Merlin ! Sais-tu ce que je viens de voir ? – Oui, dit tranquillement Merlin. Comme toi, j’ai vu la fille du roi Brangore d’Estrangore et Bohort de Gaunes. Tu es chagrinée parce que tu souhaitais que Bohort restât chaste durant toute sa vie. Mais ne t’inquiète pas : il n’en sera pas moins admis aux mystères du Saint-Graal, et il en sera même le témoin privilégié qui aura mission d’en divulguer quelques secrets. Quant à ce qui se passe maintenant, c’est Dieu qui le veut car, de cette union, naîtra un héros des temps futurs. Il s’appellera Hélain le Blanc et sera empereur de Constantinople. – Peut-être, dit Viviane, mais je suis quand même inquiète : il se passe actuellement des choses que je ne comprends pas. – Alors, ne cherche pas à les comprendre, dit Merlin, car les destins s’accomplissent sans que nous puissions y changer quoi que ce soit. »
Le matin, quand il fut revenu dans sa chambre, Bohort se recoucha et se frotta les mains de contentement. Mais il fit tant que l’anneau, qui était trop grand, lui glissa du doigt et tomba. Aussitôt, le sortilège s’évanouit et il reprit tous ses esprits. Il eut honte et horreur de ce qu’il avait fait. Il se releva, s’habilla et alla entendre la messe. Comme il sortait de l’église, la fille du roi vint près de lui et lui dit : « Seigneur, tu sais ce qu’il en a été de nous deux. En mémoire de cette nuit, je désire que tu prennes ce fermoir. Je te le donne et te prie de le porter pour l’amour de moi. Je te prie aussi de revenir dans une demi-année, car s’il arrivait, par la volonté de Dieu, que je fusse enceinte, je voudrais que mon père apprît de toi-même ce qui est advenu, et que tu témoignes bien que l’enfant est le tien. » Bohort mit le fermoir à son cou et promit qu’il s’en reviendrait au terme fixé, s’il n’en était pas empêché par quelque circonstance malencontreuse. Puis, laissant la fille à sa tristesse, il alla prendre congé du roi et s’en alla, le cœur plein d’amertume et de remords[40].
Le chemin qu’il suivit le mena dans un étrange pays. À perte de vue, on ne voyait aucun arbre, et le sol lui-même paraissait stérile : aucune herbe, aucune fleur, aucun arbuste n’y poussait. Et partout se dressaient des monticules de pierres entassées les unes sur les autres. Il semblait que toute vie fût absente de ce désert, et seul le vent soufflait, balayant la poussière et la rassemblant en tourbillons si épais qu’ils obscurcissaient la lumière du soleil. Bohort hésita un instant, mais comme il voyait que le chemin continuait au milieu de ce désert, il se décida à s’y engager. Il n’avait pas fait plus d’une lieue qu’il aperçut trois cavaliers, ou plutôt trois cavalières, qui venaient face à lui. Au moment où il allait les croiser, celles-ci s’arrêtèrent. L’une d’elles portait un grand manteau noir et montait un magnifique étalon blanc. Elle souleva le voile qui protégeait son visage de la poussière et du soleil, et Bohort la reconnut aisément : c’était Morgane, la sœur du roi Arthur. Il la salua aimablement et elle lui dit : « Que fais-tu dans cette région désolée, Bohort de Gaunes ? Il y a bien longtemps qu’on ne t’a vu à la cour du roi, mon frère. Sans doute cours-tu les aventures pour te couvrir de gloire afin de rivaliser avec ton cousin Lancelot ! » Agacé par le ton sarcastique de Morgane, Bohort allait lui répliquer avec insolence. Il se méfiait d’elle, et il savait qu’elle poursuivait Lancelot de ses assiduités. Pourtant, il préféra se calmer. N’était-elle pas la sœur de son roi et ne disposait-elle pas de redoutables pouvoirs hérités de Merlin ? « Ce serait trop long à t’expliquer, répondit-il, d’une voix qu’il voulait chaleureuse. Mais dis-moi, Morgane : quel est cet étrange pays dans lequel nous sommes ?
— C’est également une longue histoire, dit Morgane, mais je peux t’en dire l’essentiel. Autrefois, ce pays était fertile et verdoyant, et on pouvait y voir beaucoup d’arbres qui donnaient d’excellents fruits. Et, dans chacun des tertres que tu vois, vivaient des jeunes filles qui offraient aux voyageurs une nourriture raffinée dans des linges blancs et des écuelles en or et en argent, ainsi que des boissons réconfortantes. Chacun avait à satiété tout ce qu’il désirait, et personne ne s’en plaignait. De plus, elles indiquaient le chemin qu’il fallait prendre pour aller au château mystérieux où l’on disait qu’on gardait le Saint-Graal, Mais, un jour, le roi Amangon, qui passait par là, a arraché la coupe d’or d’une de ces jeunes filles et l’a violentée, et tous ceux qui l’accompagnaient en ont fait de même, avec brutalité et sans scrupules. C’est alors que les jeunes filles ont quitté ce pays en le maudissant. Les arbres ont perdu leurs feuilles et n’ont plus produit de fruits, les prairies se sont desséchées, l’herbe et les fleurs ont disparu, et les eaux des nombreuses fontaines qu’on y voyait ne coulent plus. Voilà pourquoi tu ne vois plus ici que des pierres et de la poussière.
— Mais, demanda Bohort, qu’y a-t-il au bout de ce désert ? – Le monde tel qu’il est, répondit Morgane. Mais les chemins y sont nombreux et l’on risque de s’égarer maintenant qu’il n’y a plus personne pour indiquer aux voyageurs la direction qui convient pour découvrir ce qu’ils cherchent. Au fait, Bohort, que cherches-tu donc dans ces pays de fin de monde ? – Je n’en sais rien. – Alors, tu trouveras. On prétend qu’il y a, au-delà de l’horizon, une vallée perdue. C’est là que réside un grand magicien qu’on appelle parfois le Roi Pêcheur. Mais ceux qui peuvent le reconnaître sont peu nombreux, car ce roi est expert en l’art de changer son aspect. Il peut revêtir de multiples formes selon qu’il accepte ou non ceux qui viennent le voir dans sa forteresse. Je te souhaite de trouver ce que tu ne cherches pas, Bohort. » Après avoir prononcé ces paroles, Morgane fit prendre son élan à son cheval blanc et reprit sa route, suivie par les deux femmes qui l’accompagnaient[41].
Bohort chevaucha pendant de longues heures dans cette étendue stérile où seules les pierres amoncelées donnaient l’impression d’une vie intense, encore qu’elle ne fût qu’invisible. Avec son écuyer, il se retrouva soudain à la lisière d’une forêt très dense. Il avait tant souffert de la chaleur, alors que le soleil était ardent, vers l’heure de midi, qu’il chercha un endroit pour se reposer et se rafraîchir. Il vit devant lui une source à l’eau claire et limpide et dont le gravier brillait à la lumière. Elle surgissait de terre dans un vallon, sous quatre pins qui répandaient un large ombrage sur l’herbe verdoyante. Quel contraste avec la grande étendue désertique qu’il venait de traverser ! Il admira la Source et trouva l’endroit si beau et si agréable qu’il descendit de cheval, ôta la selle et le frein, puis enleva son heaume et se dépouilla de son haubert, afin de mieux humer l’air et de sentir l’air frais lui frôler la peau. Il avait grande envie de s’asseoir, éprouvé par la chaleur torride. Mais tandis qu’il s’était allongé et s’apprêtait à dormir, il vit venir un cavalier qui se dirigeait vers lui. Il se releva d’un bond, sur la défensive, prêt à reprendre ses armes, mais le nouvel arrivant enleva son heaume et il reconnut Lancelot.
« Beau cousin, s’écria celui-ci, quelle joie de te revoir enfin, après si longtemps ! » Ils s’étreignirent avec la plus grande affection et demandèrent des nouvelles l’un de l’autre. « Désarme-toi, dit Bohort à Lancelot, et prenons un peu de repos, car il me semble que nous avons beaucoup souffert de cette chaleur. » Ils s’étendirent tous deux sous les ombrages en devisant à propos des aventures qu’ils avaient vécues. Puis, après avoir bu longuement l’eau claire de la fontaine, ils décidèrent de poursuivre leur chemin à travers la forêt. Ils arrivèrent ainsi à une autre fontaine dont les eaux s’étalaient sous deux énormes sycomores. Ils s’arrêtèrent de nouveau, sautèrent à bas de leurs montures et se désaltérèrent car ils avaient encore grande soif. Alors qu’ils étaient penchés sur l’eau, ils entendirent un grand bruit et, en se retournant, aperçurent un chevalier, vêtu d’une armure noire, monté sur un cheval noir. « Que faites-vous là ? demanda le nouvel arrivant. – Tu le vois, répondit Lancelot, nous buvons, car la chaleur est telle que nous avons très soif. – Ne savez-vous pas que cette fontaine m’appartient et que personne n’a le droit d’y puiser de l’eau sans mon consentement ? Vous paierez cher votre témérité ! » Et, brusquement, il se recula et se mit en position de combat.
Lancelot ne perdit pas de temps à le défier. Il sauta sur son cheval et se précipita sur l’intrus. « Dis-moi ton nom ! s’écria-t-il. – Je suis Bélyas le Noir, le maître de cette forêt et de cette fontaine, et je vous interdis bien d’y rester, car je vous juge les pires mécréants qui se puissent trouver ! » À ces mots, Lancelot se précipita la lance en avant, et Bohort en fit autant. Voyant qu’il était assailli par deux chevaliers bien décidés à ne pas se laisser faire, Bélyas prit le parti de s’enfuir. Lancelot et Bohort se lancèrent à sa poursuite, et bientôt ils le virent pénétrer dans une forteresse. Ils y entrèrent à leur tour, mais ils ne trouvèrent aucune trace de leur adversaire. Dans la forteresse, tout était vide il ne semblait pas y avoir d’êtres vivants. Les deux cousins descendirent de leurs chevaux et se mirent à explorer minutieusement les recoins de la cour et les chambres fortes qui s’ouvraient sur elle. « Quelle étrange forteresse ! dit Bohort. J’ai l’impression qu’elle est abandonnée depuis bien longtemps. » Cependant, dans une chambre à demi enterrée, ils découvrirent un homme qui était enchaîné à des anneaux fixés dans le mur. Lancelot leva son épée et, de plusieurs coups d’une grande violence, il fracassa les chaînes et libéra l’homme. Celui-ci se redressa en titubant et se dirigea vers la porte. « Mordret ! » s’exclama Lancelot. Bohort le regardait avec étonnement, car il n’avait jamais vu cet homme. « Oui, dit le prisonnier, c’est moi, Mordret, fils du roi Loth d’Orcanie et de la reine Anna, sœur de notre roi Arthur. Je suis le frère de Gauvain et de Gahériet. Lancelot me connaît bien, mais toi, qui es-tu ? » Il y avait une certaine arrogance dans la voix et dans le regard de Mordret, et Bohort se sentit soudain mal à l’aise. « Je suis Bohort de Gaunes, le cousin de Lancelot. – Fort bien, dit Mordret, je me souviendrai de toi désormais. Vous êtes arrivés à temps pour me délivrer, mes compagnons, car Bélyas le Noir voulait me faire périr en me coupant la tête. J’ai tué son frère Briadas qui voulait m’empêcher de boire à la Fontaine des deux Sycomores. J’ai eu beau poursuivre Briadas et lui passer mon épée au travers du corps, Bélyas m’a rejoint et m’a fait prisonnier par surprise. – Où est donc Bélyas ? demanda Lancelot. – Je n’en sais rien, répondit Mordret. Ce château est abandonné et Bélyas n’y vient que très rarement. J’ignore absolument où il a son logis et ses serviteurs. – C’est bon, dit Lancelot, ne nous attardons pas ici. Nous le retrouverons bien et nous lui ferons payer cher ses outrages. As-tu un cheval ? – Non, répondit Mordret, Bélyas me l’a pris comme il a pris mes armes. Je n’ai plus rien. – Tu monteras sur le cheval de mon écuyer, dit Bohort, et nous tâcherons de te trouver des armes et une monture. »
Ils chevauchèrent jusqu’à la nuit dans la forêt immense et mystérieuse. Quand la lune fut levée, ils arrivèrent à un petit tertre et, regardant devant eux, ils aperçurent un cerf blanc qui courait, entouré et comme protégé par quatre lions. Bohort et Mordret furent bien étonnés de ce spectacle ; mais Lancelot, qui avait déjà été le témoin d’une telle scène, ne dit rien et se contenta de regarder. Les animaux passèrent devant eux, sans même s’apercevoir de leur présence, et s’enfoncèrent dans l’épaisseur de la forêt. Et, les trois compagnons reprirent leur route dans l’espoir de trouver un endroit pour passer la nuit.
C’est alors qu’ils rencontrèrent un nain monté sur une mauvaise mule. Ils lui demandèrent s’il y avait, dans les environs, quelque maison où ils pussent être hébergés. « Certes, dit le nain, vous n’avez qu’à me suivre. » Et il les conduisit jusqu’à un ermitage qui était tout proche.
Les trois compagnons descendirent de leurs chevaux et, après les avoir remisés dans la demeure de l’ermite, qui était pauvre mais vaste, ils entrèrent dans une petite pièce et se désarmèrent. En les recommandant à Dieu, le nain leur annonça qu’il allait partir. « Et où iras-tu donc à cette heure ? lui demanda Lancelot. Il est bien tard pour courir les chemins ! – N’aie aucune crainte, répondit le nain, je sais où je trouverai un bon gîte. » Et il s’en alla à toute allure, à travers la forêt, sous les rayons de la lune, tandis que les chevaliers prenaient soin de leurs chevaux et leur donnaient de l’herbe à manger. L’ermite leur servit du pain, de l’eau et des fruits sauvages, le seul régal qu’il eût à sa disposition. Fatigués, fourbus et n’ayant rien mangé de toute la journée, ils acceptèrent ce repas avec reconnaissance et s’en allèrent dormir sur des matelas remplis de feuilles d’arbres.
Le lendemain matin, Bohort interrogea l’ermite sur la vision qu’ils avaient eue du cerf plus blanc que neige, qui avait au cou une chaîne d’or, mais que semblaient protéger quatre lions qui le conduisaient avec autant d’égards qu’un personnage sacré. « Ce n’est ni un sortilège ni une ténébreuse sorcellerie, répondit l’ermite, mais jusqu’à présent, aucun être humain n’a été capable d’expliquer ce mystère. Vous n’êtes pas les seuls à avoir été témoins de ce spectacle. Les prophéties nous disent que nous ne saurons rien tant que le Bon Chevalier, qui surpassera en vertu et en bravoure tous les chevaliers terrestres de ce temps, ne viendra pas nous dire qui est le Cerf blanc au collier d’or et pourquoi les lions semblent le protéger et le guider. Je ne peux répondre autre chose. »
Ils quittèrent l’ermite après l’avoir remercié de son accueil et reprirent leur chemin dans la forêt. Vers le milieu du jour, ils se trouvèrent à la porte d’un petit manoir que tenait un vavasseur et celui-ci les invita à loger chez lui. Ils acceptèrent volontiers. Ils eurent à manger et à boire en abondance, et quand la nuit fut venue, ils allèrent se reposer dans les chambres qu’on leur avait préparées.
Lancelot, qui avait pris peu de repos pendant la nuit, et qui avait pensé avant tout à sa dame, la reine Guenièvre, se leva de très bon matin et sortit de sa chambre. Les gens du logis le saluèrent et lui souhaitèrent le bonjour. Il leur rendit leur salut et dit à son hôte : « Y a-t-il près d’ici une chapelle ou une église où nous puissions entendre la messe avant de partir ? – Oui, seigneur, il y a, de l’autre côté de la colline, une église que dessert un prêtre solitaire. – Qu’on fasse donc seller nos chevaux », dit Lancelot. Quand tout fut prêt et que Mordret et Bohort l’eurent rejoint, ils s’en allèrent vers l’église dont avait parlé leur hôte.
Le chemin traversait un épais boqueteau au milieu duquel ils aperçurent une riche tombe de marbre gris. Devant celle-ci, se tenait un homme vêtu d’une robe blanche, ayant l’apparence d’un religieux qui, à genoux, disait ses prières et ses oraisons. Il paraissait d’un âge si avancé que, malgré la vigueur qui émanait de lui, on aurait dit n’avoir jamais vu de si vieil homme. Lancelot, Mordret et Bohort s’arrêtèrent pour le contempler, tant il inspirait du respect et de la vénération.
Quand il vit les chevaliers, il se dressa sur ses pieds plus allégrement qu’ils n’auraient pu l’imaginer. Il leur demanda qui ils étaient et, sans hésiter, ils se nommèrent chacun l’un après l’autre. Le vieillard se mit alors à pleurer. « Par ma tête ! s’écria-t-il, vous pouvez dire que vous êtes les hommes les plus malheureux du monde, tout au moins l’un d’entre vous. Mais les deux autres seront malheureux à cause de lui. » Ils furent bien étonnés d’entendre ce discours. « Explique-toi, vieillard ! dit Lancelot. – Je vais vous le prouver, répondit l’ermite, et sachez bien que je ne mentirai pas. » Il prit Mordret à part et lui dit : « C’est toi qui es l’homme le plus malheureux de toute la terre, et je vais te dire pourquoi. Tu feras plus de mal que tous les hommes réunis de ce royaume : à cause de toi sera détruite la grandeur de la Table Ronde, et par toi mourra l’homme le plus sage et le plus brave que je connaisse, ton propre père. Et toi-même, tu mourras de sa main. Ainsi le père périra par le fils et le fils par le père ; alors sera anéantie toute ta parenté, qui est à présent la souveraine du monde. Tu as bien raison de te haïr, puisque tant d’hommes de valeur mourront par tes œuvres ! »
Après avoir entendu ces paroles, Mordret fut dans un grand embarras. « Seigneur, dit-il, tu diras ce que tu voudras, mais il est impossible que je tue un jour mon père, le roi Loth, car il est mort de vieillesse l’an dernier. Et parce que tu avances de telles idées, on ne peut pas prendre au sérieux ce que tu racontes. De toute évidence, tu as menti à propos de mon père ! – Quoi ? s’écria le vieillard. Tu prétends que ton père est mort ? – Certes, par Dieu tout-puissant, dit Mordret. – Crois-tu vraiment que le roi Loth d’Orcanie t’engendra comme il engendra tes autres frères ? – Je ne peux en douter, c’est le roi Loth d’Orcanie ! » Le vieillard s’avança vers lui et plongea son regard dans celui de Mordret : « Non, dit-il. C’est un autre roi qui t’engendra, de plus grande valeur encore et qui a accompli plus d’exploits que celui que tu considères comme ton père. La nuit où il t’engendra, il lui sembla, dans un songe, que sortait de lui un dragon qui calcinait toute sa terre et tuait tous ses hommes. Après avoir massacré son peuple et dévasté sa terre, le monstre se jetait sur ton père et voulait le dévorer, mais celui-ci se défendait et le mettait à mort, empoisonné toutefois par le venin et condamné lui aussi à mourir. Tel est le songe qu’il eut pendant son sommeil.
« Et pour que tu me croies mieux, tu trouveras dans l’église Saint-Étienne de Kamaalot un dragon que ton père y fit peindre, pour avoir la vision de ce songe tous les jours de sa vie. Sais-tu qui est le dragon que ton père vit en songe ? C’est toi en vérité, car tu es un homme sans bonté et sans pitié. Il en est de toi comme du dragon qui est inoffensif quand il commence à voler : tu n’as pas été cruel dans les premiers temps de ton existence de chevalier, et tu as même été bon et sensible à la pitié. Mais, désormais, tu seras un vrai dragon, tu ne feras que le mal et tu emploieras toutes tes forces à massacrer les hommes. Que te dirai-je encore ? Tu feras plus de mal en un jour que ta parenté ne fit de bien pendant tant de longues années. Et moi-même, qui suis vieux et à qui jamais une arme n’aurait dû donner la mort, je me ressentirai de ta cruauté, car j’ai la certitude que tu me tueras de ta propre main ! »
Le visage de Mordret était devenu rouge de colère. « Par Dieu, vieillard, s’écria-t-il, tu as menti sur certains points mais tu as dit la vérité sur d’autres ! En disant que tu allais mourir de ma main, certes, tu n’as pas menti, et ta prophétie sera en partie exacte ! – Par Dieu tout-puissant, dit le vieillard, attends au moins que j’aie parlé à Lancelot et à Bohort ! Ensuite, tu agiras à ta guise. – Que jamais Dieu ne me vienne en aide, hurla Mordret, si tu mens encore à mon sujet ou au sujet d’autrui ! » Il dégaina son épée et assena au vieillard un coup si rude qu’il lui fit voler la tête. Le corps du malheureux s’écroula de tout son long, sans plus bouger.
« Ah, Mordret ! s’écria Lancelot. Tu as bien mal agi et commis un horrible meurtre en tuant ainsi ce vieillard innocent ! Par Dieu tout-puissant, cela ne te portera pas bonheur et tu n’en recueilleras que honte et déshonneur ! – N’as-tu pas entendu quelles diableries il me disait ? Par Dieu, je regrette de ne pas l’avoir tué plus tôt : il n’aurait pas raconté tant de sottises ! » Lancelot, en regardant le corps du vieillard, s’aperçut qu’il tenait une lettre dans sa main crispée. Il descendit de cheval, et sans que Mordret le remarquât, il l’enleva et la glissa sous son manteau afin que personne ne la vît. Puis il dit à Mordret : « Désormais, Mordret, tu n’as pas intérêt à te trouver en ma présence, car je serais vraiment trop tenté de te reprocher devant tout le monde l’acte que tu viens de commettre ! Va-t’en ! Laisse-moi seul avec Bohort ! » Mordret regarda Lancelot avec une sorte de haine mêlée de crainte. Mais il ne dit rien. Piquant des deux, il s’éloigna et disparut rapidement.
Infiniment troublés, Lancelot et Bohort allèrent trouver le prêtre qui desservait l’église, lui expliquèrent ce qui s’était passé et lui demandèrent d’ensevelir le corps du vieillard. Une fois la messe dite, et l’absoute donnée, on l’enterra près de la tombe de marbre, à l’endroit même où il avait été tué. Et Lancelot fit placer un panneau sur lequel étaient écrits ces mots : « Ci-gît un saint homme qui succomba à la colère de Mordret d’Orcanie. » Puis, sans même se faire remarquer de Bohort, Lancelot sortit la lettre qu’il avait prise dans la main du vieillard et la déchiffra. Et voici ce qu’il put lire : « Téméraire Mordret de la main duquel je dois mourir, sache que le roi Arthur qui t’engendra dans la femme du roi Loth d’Orcanie ne te traitera pas avec moins de rigueur que tu ne m’as traité. Si tu m’as tranché la tête, il te transpercera le corps d’un coup si impitoyable que les rayons du soleil passeront au travers. Dieu ne permettra ce coup hors du commun que pour toi seul, et alors s’effondrera le grand orgueil de la chevalerie de Bretagne car, à partir de ce jour-là, personne ne verra plus le roi Arthur autrement qu’en songe. »
Lancelot lut et relut attentivement la lettre. Ce qu’il avait appris du roi Arthur l’envahit d’une profonde émotion. Il avait en effet la plus sincère affection pour le roi parce qu’il avait rencontré en lui plus de bonté et de courtoisie qu’en aucun autre homme au monde. Et il regretta de ne pas avoir lui-même tué Mordret, autant pour que la prophétie ne s’accomplît pas que pour le punir du meurtre horrible qu’il venait de commettre.
Cependant, Lancelot ne dit pas un mot de ce qui était écrit sur la lettre. Il préférait garder pour lui le terrible secret qui venait de lui être révélé. Mais, à présent, il savait qu’il mettrait tout en œuvre pour combattre les entreprises de Mordret. Il dit seulement à Bohort qu’il fallait s’efforcer d’oublier la scène pénible dont ils avaient été les témoins. Puis, ils se remirent en selle et chevauchèrent pendant une grande partie de la journée, se reposant à peine près des sources qu’ils rencontraient, et s’en allant toujours plus avant dans cette forêt qu’on appelait la Forêt Périlleuse. Et, le soir tombait lorsqu’ils aperçurent, à travers les branches, de grandes flammes et qu’ils entendirent une voix de femme appeler au secours. Ils se précipitèrent tous deux dans cette direction et virent un cavalier qui tentait d’emmener une jeune fille sur sa monture. Celle-ci se débattait et implorait son agresseur de la laisser en paix. Mais, quand il aperçut les deux chevaliers, l’homme lâcha la jeune fille et, piquant des deux, s’éloigna au grand galop. Sans plus tarder, Lancelot se lança à sa poursuite. Quant à Bohort, il s’empressa de sauter à bas de sa monture et de porter secours à la jeune fille qui gisait sur le sol, inanimée.
Comme il ne disposait pas d’eau, Bohort lui frotta les tempes avec une touffe d’herbe bien verte. Elle ne fut pas longue à reprendre ses esprits. Ouvrant les yeux, elle dit : « Béni sois-tu, Bohort ! Tu m’as délivrée de l’odieux personnage qui voulait m’emmener contre mon gré ! – Je n’étais pas seul, répondit Bohort. Lancelot s’est lancé à la poursuite de ton agresseur. – Je souhaite qu’il le rejoigne et le châtie de sa méchanceté, s’écria-t-elle. Aucun homme au monde n’est aussi félon que ce Gaul, fils de Klut. Depuis que ma maîtresse, ma dame Morgane, l’a ridiculisé par le jeu du blaireau dans le sac, il la poursuit de sa haine. Mais, comme ses sortilèges à lui sont moins puissants que ceux de ma maîtresse, il ne peut s’attaquer directement à elle, et il se venge sur les autres. – Je te reconnais, dit Bohort, tu étais avec Morgane lorsque je vous ai rencontrées l’autre jour dans ce pays désertique parsemé de tertres. – C’est exact, dit la jeune fille. Ma maîtresse m’avait envoyé porter un message, et c’est au retour que le maudit Gaul m’a surprise et a voulu m’emmener avec lui. Sans ton intervention et celle de Lancelot, je crois bien qu’il aurait réussi à m’entraîner dans son repaire ! »
Bohort regardait autour de lui. Le feu finissait de s’éteindre. Il n’y avait nulle trace de son écuyer, nulle trace de Lancelot non plus. « Où est ton cheval ? demanda-t-il. – Je ne sais pas, répondit-elle. Gaul me portait au travers de sa selle. – Alors, dit Bohort, monte en croupe derrière moi et je vais te ramener chez ta maîtresse. Tu m’indiqueras le chemin que nous devons suivre. » Ils partirent immédiatement. La nuit était maintenant très noire, mais la jeune fille le guida à travers les méandres de la forêt, et ils parvinrent bientôt devant un beau château de pierre aux couleurs violettes et qui devait être le château de Morgane. Lorsqu’ils furent à la porte, la jeune fille appela à haute voix, et on vint leur ouvrir.
Bohort fut accueilli en grand honneur. On le désarma, on lui servit en abondance mets et boissons de choix, et Morgane elle-même vint converser avec lui. Après l’avoir vivement remercié d’avoir délivré sa suivante, elle lui demanda : « Quel est le but de ton voyage ? – Accomplir des actions dignes d’un fils de roi », répondit-il. Morgane se mit à rire. « Souvent, les fils de roi ne ressemblent pas à leur père, dit-elle, mais je sais, Bohort, que tu es promis à une haute destinée. As-tu déjà entendu parler du Saint-Graal ? – Certes, oui. On raconte, à la cour du roi Arthur, que Merlin a prédit que le jour viendrait où tous les chevaliers de la Table Ronde partiraient à la recherche de ce Graal, ce vase qui contient, paraît-il, le sang de Notre-Seigneur, et qui se trouve caché dans une forteresse inaccessible. – Fort bien, dit Morgane, mais je peux te révéler ceci : tu seras parmi ceux qui découvriront le Graal. Tu ne seras pas le premier, mais tu seras celui qui témoignera des aventures. Sache également que personne ne te reprochera le moindre manquement à la mission dont le destin t’a investi. » Bohort demeura songeur. « Et Lancelot ? demanda-t-il. – Je n’ai rien à te dire au sujet de Lancelot », répondit Morgane avec dureté.
Quand il fut l’heure d’aller dormir, on conduisit Bohort à une chambre confortable où il put se reposer tout à loisir. Le matin, il se leva de bonne heure et prit congé de Morgane. « Où vas-tu aller, maintenant ? lui demanda-t-elle. – Je vais retourner à l’endroit où j’ai rencontré ta suivante. Je dois rejoindre Lancelot. – Il y a beau temps que Lancelot n’y est plus. Si tu veux mon avis, tu suivras le cours de la rivière qui est au pied de ce château et tu descendras le long de la vallée. Il se pourrait que tu sois témoin de bien des merveilles. » Et elle le conduisit à la porte du château, puis le regarda s’éloigner dans la direction qu’elle lui avait indiquée.
Après avoir chevauché une partie de l’après-midi, il aperçut une grande forteresse bien orientée, perchée sur un grand tertre, entourée d’une eau profonde et non loin d’un étang qui miroitait au soleil. Rencontrant une vieille femme qui portait un fagot de bois, il lui demanda quel était le nom de cette forteresse et qui en était le maître. « Le nom de cette forteresse est Corbénic, répondit-elle. Quant au maître, il s’appelle Pellès, et il est roi de la Terre Foraine. » Bohort poursuivit son chemin jusqu’à l’entrée. C’est alors qu’un homme, monté sur un cheval bai, s’approcha de lui, manifestant d’évidentes intentions hostiles. « Laisse-moi passer ! dit Bohort. – Tu n’entreras pas ici, répondit l’autre, du moins sans m’avoir combattu ! – Puisque tu le veux, battons-nous ! » répondit Bohort.
Ils se ruèrent l’un sur l’autre. Au premier choc, Bohort fit basculer son adversaire sur le sol. Sautant lui-même à bas de son cheval, il tira son épée et la mit contre la gorge de celui qui gisait à terre. « Je te ferai grâce si tu me dis pourquoi tu voulais m’empêcher de passer ! dit Bohort. – Je vais te le dire, seigneur. J’ai à me plaindre de Lancelot du Lac et je m’étais promis d’attaquer tous ceux de sa parenté. Or, je t’ai reconnu, Bohort de Gaunes, et c’est pourquoi j’ai voulu t’empêcher d’entrer dans cette forteresse. Je m’avoue vaincu. Accorde-moi ta grâce et je ferai selon ta volonté. – Eh bien, dit Bohort en remettant son épée au fourreau, je veux que tu ailles trouver Lancelot du Lac et que tu t’en remettes à lui. – Je le ferai, seigneur, dit l’autre en se relevant. – Quel est ton nom ? demanda encore Bohort. – On m’appelle Brinol du Plessis. – Alors, va-t’en, et ne te mets jamais plus en travers de ma route ! » Et Bohort remonta sur son cheval. Il franchit le pont, entra dans la forteresse, s’en alla à travers les rues. Il arriva ainsi devant un manoir magnifique et mit pied à terre.
Aussitôt, des valets vinrent vers lui : « Sois le bienvenu, seigneur ! » dirent-ils. L’un d’eux lui prit son cheval et les autres le menèrent dans la cour du palais où on le désarma. Alors, arrivèrent des dames et des jeunes filles habillées de beaux vêtements et d’allure aimable, et qui lui demandèrent d’où il était et quel était son nom. « Je suis de la maison du roi Arthur, répondit-il, et je m’appelle Bohort de Gaunes. – Bienvenue à toi, seigneur ! » s’écria-t-on de toutes parts. La nouvelle se répandit rapidement dans le palais et chacun d’annoncer : « Le cousin de Lancelot du Lac est dans nos murs ! »
On le fit entrer dans une grande salle ornée de belles boiseries. Puis, quelques chevaliers sortirent d’une chambre attenante et vinrent le saluer. Parmi eux, se trouvait un grand vieillard qui boitait et qui était soutenu par deux écuyers : c’était Pellès, le roi de la Terre Foraine, qu’on appelait également le Riche Roi Pêcheur. Bohort le reconnut fort bien grâce à la description que Lancelot lui en avait faite. Mais, de si loin que le roi aperçut Bohort, il lui fit joyeux visage et s’écria : « Bohort ! Sois le bienvenu ! – Seigneur roi, répondit Bohort, que Dieu te bénisse ainsi que tous ceux de ta cour ! »
Ils s’assirent alors au milieu de la salle sur une courtepointe de satin et engagèrent la conversation. Le roi l’interrogea sur Lancelot, sur son état, sur sa vie. « Il y a longtemps que je ne l’ai vu et qu’il n’est point reparu à la cour d’Arthur, dit Pellès, et je me demande ce qu’il est devenu. Pour avoir de ses nouvelles, j’ai dépêché des messagers à la cour du roi plus de sept fois en un an. » Bohort rassura Pellès sur le sort de Lancelot. « J’étais en compagnie de Lancelot pas plus tard qu’hier, dit-il, et je peux t’assurer qu’il est au meilleur de lui-même. Il m’a promis d’être à la cour d’Arthur le jour de la Pentecôte. Je suis sûr qu’il tiendra sa parole. »
Pendant cet entretien, sortit d’une chambre la fille du roi Pellès, élégamment et richement parée, et vêtue à merveille. Sa beauté éclipsait celle de toutes les autres dames et jeunes filles qui se trouvaient dans le manoir. Elle entra dans la salle entourée d’une nombreuse compagnie. Calmement, en femme courtoise et digne qu’elle était, elle s’avança vers Bohort, le salua en lui souhaitant la bienvenue, et il répondit à son salut avec la plus extrême gentillesse. Elle s’assit près de lui et s’informa sur celui qu’elle avait grande envie de revoir. Bohort, qui connaissait l’aventure qu’avait vécue Lancelot à Corbénic, répondit à toutes ses questions et ne manqua pas d’insister sur les nombreuses prouesses de son cousin.
Sur ces entrefaites, vint parmi eux un vieux chevalier qui portait dans ses bras un très jeune enfant, d’une dizaine de mois, un magnifique enfant, enveloppé d’une étoffe de soie brochée d’or. « Seigneur, dit le chevalier, tu ne sais pas qui est cet enfant. C’est ton jeune parent que tu n’as pas encore vu à ce jour. Il est issu du plus haut lignage qui soit : c’est ton cousin, n’en doute pas. » Bohort examina le visage de l’enfant et, plus il le regardait, plus il avait l’impression de voir Lancelot, tant la ressemblance était parfaite. « Qui est-il donc ? demanda-t-il. – Seigneur chevalier, lui répondit-on, ne reconnais-tu point à qui il ressemble dans ton lignage ? Examine-le bien, et je serais fort étonné si tu avais difficulté à le reconnaître. » Bohort se taisait, car il n’osait pas dire ce qu’il pensait. Cependant, comme il ne pouvait se dérober, il finit par lancer : « Par Dieu tout-puissant, je ne peux en douter : il ressemble à Lancelot plus qu’à tout autre ! – Tu as raison, dit le vieux chevalier, et c’est bien naturel puisqu’il est son fils, aussi vrai que, toi-même, tu es le fils de ton père, le roi Bohort de Gaunes ! »
Cette révélation combla Bohort d’une grande joie. Il demanda le nom de l’enfant, et le vieux chevalier lui dit qu’on l’appelait Galaad. Bohort se souvint alors que c’était le premier nom de Lancelot avant qu’il ne fût élevé par la Dame du Lac. Il prit l’enfant dans ses bras, le baisa comme il eût fait avec l’être le plus précieux du monde, gagné par une vive émotion. « Seigneur, dit-il, heureuse soit ta naissance ! Tu seras, je le pressens, le chef et l’étendard de ton lignage. Béni soit Dieu qui m’a mené ici ! Je suis plus heureux de cette nouvelle que si l’on m’avait donné le meilleur château qui fût au monde[42] ! »